« Je te donne ce livre volontiers, pour, encore une fois, te dire combien j’aurais aimé t’avoir comme épouse. Mais notre société étant ce qu’elle est, je ne me sens pas capable de la changer. Quand les interdits interdisent à un peul d’épouser une fille au seul et minable motif qu’elle est forgeronne, il n’y a rien d’autre à faire que de passer son chemin. Je ne suis pas d’accord, et je sais aussi que l’Islam, notre religion, ne l’admet pas. A tout moment Inna… »
J’ai couché sur papier ces mots affligeants, la gorge et le cœur en feu, le moral foutu en l’air. Sur le toit de mon studio attenant la chambre de mes parents, les drapeaux sont en berne. Je brûle d’être seul, claustré. Je ne veux parler avec personne, ni avec mon père ni avec ma mère. Ils sont tous assis, dépassés et furieux, le regard tourné vers ma chambre, attendant que je sorte et reprenne le clash. Mais je ne suis pas sorti. J’avais l’esprit ailleurs, j’avais d’autres intérêts en tête. Dans le firmament de mon esprit voltigeait Inna, le visage plein de sourires, les yeux scintillants. Je la sentais tout près, tout près de moi. Mais lorsque j’ai ouvert les yeux, le retour à la réalité a été brutal.
Depuis plusieurs semaines, j’étais occupé par une enquête sur une fille que j’avais remarqué, un soir, en rentrant d’un match de football. Elle revenait du marché où à la nuit tombée elle s’approvisionnait. Ce jour-là, elle avait la mine déconfite, le sourire absent; ses yeux ne vagabondaient pas : elle regardait devant, marchait de ce pas insouciant du lézard. Tout d’un coup, j’ai eu des vues sur elle. Je confiais à mon ami, Amadi, le soin de lui en parler.
« Il n’y a pas de problème. Si vous êtes sérieux, adressez-vous à mes parents. Moi, je ne fais pas confiance aux hommes; ils disent tous qu’ils veulent te marier, et une fois leur désir assouvi, ils disparaissent sur le radar, alors qu’ils ont brisé ton avenir… » Voilà ce qu’elle a répondu à mon ami. Elle a refusé de lui dire son nom. C’était là une réponse d’honneur qui tranchait avec celle, classique, chez la plupart des jeunes filles, prêtes à se jeter dans les bras du tout-venant, surtout en ces temps où le seul dieu est l’argent, où la seule religion est la course à l’argent.
Mes premières enquêtes avaient été infructueuses. Elles ne m’avaient pas permis de découvrir son vrai nom. D’aucuns me disaient qu’elle se nommait Fatim, d’autres Sophie. Il a fallu que ma mère elle-même parte dans sa famille pour savoir qui elle était, en vrai. Elle s’appelait Inna ( le nom a été modifié) . Elle était lycéenne. Petite, elle avait été confiée à cette famille, qui l’a élevée, nous a-t-on appris. Tout semblait sur les rails jusque là, c’est-à-dire jusqu’au soir où nous avons appris qu’elle est forgeronne. Dans ma famille a éclaté un clash entre moi et mes parents.
« C’est une forgeronne. Il y a un interdit de mariage entre les peuls et les forgerons », me dit ma mère, peule elle aussi.
Je lui rétorquais immédiatement que «ces considérations ne sont pas admises dans notre religion qu’est l’Islam ! Et puis, avant d’être peul ou forgeron, nous sommes d’abord tous des fils d’Adam et d’Eve. Des humains… ».
Mon père savait que je voulais me lancer dans une démonstration intellectuelle qu’il ne supporterait pas, alors il m’interrompit : « Eh, t’es né trouver que je suis musulman. Dans tout Bamako, tu n’as pas trouvé autre fille à épouser qu’une forgeronne. Même si l’Islam ne l’admet pas, nous, on ne va pas mélanger notre sang pour ça ! Nous sommes prêts à accepter une Bellah, une Peule, une Sonrhaï, une Bozo, une Touareg…Mais pas une forgeronne. Parce que c’est interdit. »
J’avais maintenant la tête en feu. Je ne savais plus si j’avais les pieds sur terre, ou si je volais dans le ciel. Je ne suis pas d’accord avec ce qu’a dit mon père. Pour moi, dire qu’il « est interdit à un peul d’épouser une forgeronne », c’est trois rien. Je pensais que ces considérations purement mythiques n’étaient plus d’actualité, que nos sociétés avaient suffisamment évolué pour laisser de côté ces pratiques rétrogrades qui ne mènent nulle part. Il a fallu cet épisode pour que je revienne de mes illusions.
Qu’est ce que c’est que cet interdit de mariage entre les peuls et les forgerons ? Ecoutons le poète et ethnologue malien, Amadou Hampaté Ba, peul lui-même, qui en parle dans son livre de conte « NjeddoDewal, Mère de la calamité ». Ce mythe, dit Amadou H. Ba, est très répandu chez les peuls du Ferlo sénégalais, et lui « a été transmis en 1943 (…) Il est également répandu chez les peuls du Mali.
Extrait : « Bouytôring, ancêtre des Peuls, était travailleur du fer. Ayant découvert les mines appartenant aux génies (djinn) du Roi Salomon, il allait chaque jour y dérober du fer. Un jour, pourchassé par les génies, il fut surpris et dut se sauver. Dans sa fuite, il arriva auprès d’une très grande termitière qui était situé dans un parc à bovins. Comme elle comportait une grande cavité, il s’y cacha.
Ce parc était celui d’un berger nommé Nounfayiri (l’ancêtre des forgerons). Le soir, lorsque le berger revint du pâturage avec ses bêtes, il trouva Bouytôring caché dans la termitière. Ce dernier lui avoua son crime et lui dit que les génies le cherchaient pour le tuer. Alors, pour le protéger, Nounfayiri fit coucher ses animaux tout autour de la termitière. Et quand les génies arrivèrent, il leur dit : ‘’Ceci est mon domaine. Je n’ai rien à voir avec le fer’’. Les génies furent ainsi éconduits et Bouytôring sauvé…
….. Quelques jours passèrent ainsi. Bouytôring avait appris à garder les troupeaux et à traire les vaches. Il savait parler aux animaux Ceux-ci s’attachèrent à lui. De son côté, Nounfayiri avait pris plaisir à travailler le fer. Un jour, Nounfayiri dit : ‘’ Voilà ce que nous allons faire. Toi tu vas devenir ce que j’étais, et moi je vais devenir ce que tu étais. L’alliance sera scellée entre nous. Tu ne me feras jamais de mal et tu me protégeras; moi aussi je ne te ferai jamais de mal et te protégerai. Et nous transmettrons cette alliance à nos descendants’’. Nounfayiri ajouta :’’Nous mêleront notre amour, mais nous ne mêleront jamais notre sang’’.
C’est pourquoi il y a interdit de mariage entre les peuls et les forgerons. »
Amadou Hampaté Ba ne manque pas de signaler que « les interdits de mariage n’ont (en tous cas à l’origine) en général rien à voir avec des notions de supériorité ou d’infériorité de caste ou de race. Il s’agit de respecter des alliances traditionnelles, et de ne pas mélanger des ‘’forces’’ qui ne doivent pas l’être… » (1)
J’ai lu « NJeddoDewal » avant d’entrer à l’Université où, en première année, je l’ai étudié (Lettres modernes) dans le programme de littérature orale. Depuis longtemps, ma position est dégagée. Je concède que cela fait partie de l’héritage culturel de notre société, et que quelque part, ce multiculturalisme constitue notre richesse. Mais je ne peux pourtant faire l’économie d’un point de vue personnel. Ces traditions ne doivent pas rester figées, inchangées.Elles doivent être évolutives, progressives, pour aider l’Homme à se réaliser. Cet interdit d’union entre peuls et forgerons n’est à mon sens qu’une barrière ethnique que la mondialisation, ce temps de rencontre des civilisations, doit permettre de lever pour donner davantage de dynamisme au brassage. Sinon, le multiculturalisme que nous exhibons urbi et orbi, tel un trophée de guerre, ne sera pas sauvé des menaces dont il est la cible. Surtout que nul ne peut nier que les rébellions au Nord ont créé, qu’on le veuille ou non, des fractures entre certaines ethnies : peul, sonrhaï, touareg, arabe…Nul n’est donc besoin d’en rajouter !
Inna ne sera donc pas mon épouse. Son sang de forgeronne ne sera pas mêlé à mon sang de peul. Ainsi le veut la société. Mais je ne le veux pas ainsi. Demain, quand je parlerai de Marie aussi, on me dira qu’elle est chrétienne…
NjeddoDewal, Mère de la calamité, Amadou Hampaté Bâ p.218
Boubacar Sangaré