Il arrive des moments où on a le sentiment que ceux qui luttent pour la justice, l’honnêteté, la vérité…se trompent dans un monde déjà gagné par l’imbécilité, la perfidie et la saloperie. Ils n’y peuvent rien. Le même sentiment m’a envahi, un mardi soir, lorsque je suis tombé sur une émission sur les antennes de la Radio Klédu (fréquence 101.2, Bamako).
« Voix de cœur », c’est le titre de l’émission en question, qui, m’a-t-on appris, bénéficie d’une grande audience qui dépasse les seules limites de la capitale. Ce succès, à mon sens, n’est pas le fait du hasard, mais plutôt tient au fait que l’émission donne la parole aux auditeurs pour qu’ils exposent leurs problèmes, d’ordre conjugal, familial et souvent sentimental. Ensuite, vient pour les animateurs- qui, à les entendre parler, ont chacun des connaissances sur les us et mœurs du pays, sur la religion (l’islam surtout)- le temps de donner leur avis, des conseils. D’autres auditeurs aussi appellent pour réagir.
Mais ce n’est pas tout. Le fait est que les histoires racontées dans cette émission relèvent pour la plupart de faits divers dont raffolent les Bamakois. A ce sujet, je ne saurais oublier de souligner au passage le succès de mes confrères du journal Kabako (signifie en bamanan ce qui étonne, qui est extraordinaire) qui consacrent beaucoup de colonnes aux faits divers. Je commence par dire que j’ai pris le train en marche, à la différence d’une masse de Maliens qui aiment prendre les trains qui arrivent… en retard ! C’est aussi cela être malien aujourd’hui.
La première histoire est celle d’une jeune fille de 16 ans. C’est son amie, chez qui elle s’est réfugiée, qui a appelé pour raconter qu’elle a des coïts forcés avec son père qui, encore plus grave, met son veto à toute demande de mariage la concernant. La mère de la fille travaille dans une administration et donc n’est pas fréquente à la maison. Et elles sont comme l’âne de Buridan, ne savent pas s’il faut ou pas mettre la mère de la fille au courant. Voilà résumée rapidement la situation.
Et les avis ne se sont pas fait attendre. Une des animatrices de l’émission a estimé que « le linge sale se lave en famille. Ce que je dis à la jeune fille, c’est de menacer son père d’informer sa maman s’il ne déclare pas forfait.»
Un autre animateur n’a pas cherché midi à quatorze heures et a signifié à la jeune fille d’informer sa maman qui, ensuite, doit en parler aux amis de son époux pour que ces derniers lui fassent entendre raison. Des auditeurs ont appelé pour livrer leur point de vue. Comme chacun voit midi à sa porte, d’aucuns ont exhorté la fille à quitter la famille pour s’établir chez un frère de sa mère ou de son père. D’autres ont même juré par tous les saints que ce n’est pas son père, car à leur entendement, il est impensable d’avoir des rapports avec sa fille. Un auditeur est allé jusqu’à demander à la jeune fille de lui donner juste le nom et le prénom de son père qu’il se propose de rendre impuissant.
Une autre animatrice (ils étaient quatre dans le studio) s’est laissée aller à dire qu’au temps ancien, où elle avait encore les seins pointus, une jeune fille ne portait qu’un seul pagne, et laissait découverte la poitrine, allait où bon lui semblait, sans même craindre de se faire violer. Bien sûr, a-t-elle ajouté, le copinage existait, mais ne se pratiquait aussi « salement » qu’aujourd’hui : il n’y avait jamais de rapport entre le copain et la copine. L’époux d’une jeune fille qui avait gardé son hymen devait honorer celui qu’elle a eu comme copain. Pour l’animatrice, en somme, cette incartade n’est rien de moins qu’un signe avant-coureur de plus de la fin imminente du monde.
Encore une fois, chacun voit midi à sa porte. Chacun a donné son avis et ses conseils, à charge pour les deux jeunes filles d’en tirer des conclusions.
La seconde histoire concerne un couple. C’est l’épouse qui raconte. Son époux a engrossé sa bonne, laquelle se trouve même gravement malade. Elle tente de justifier l’acte de son époux par le fait que, elle, en tant que femme médecin, voyage beaucoup, souvent pour un long temps ; ce qui aurait poussé son époux à « se rabattre » sur la femme de ménage.
En réaction, une auditrice a appelé pour dire qu’elle a aussi vécu la même situation, et a conseillé à la femme de ne pas en faire un problème, de soigner la femme de ménage et de la renvoyer plus tard. Un avis qui a recueilli l’adhésion de nombre de personnes.
On devine sans mal que des cas pareils sont légion à Bamako et au-delà dans beaucoup de capitales africaines. Des histoires qui soudent sur place rien qu’à les entendre ! Et on ne peut se défendre de dire que c’est à désespérer d’un monde qui semble avoir renoué à jamais avec les crises d’ordre économique, politique, géopolitique, voire social. Un monde où les valeurs morales et humaines sont de plus en plus balayées d’un revers de manche.
« Voix de cœur », on l’aura compris, est à ces auditeurs et auditrices ce qu’est à d’autres une consultation de psychologue. Ils exposent leur problème, reçoivent par la suite une nuée d’avis et de conseils dont ils feront une synthèse pour pouvoir se tirer d’affaire.
Boubacar Sangaré